c/o Léa Bismuth
Lundi 15 décembre 2015, vers 11h du matin.
Arrivée dans un hospice, un ancien couvent, un cloître. C’est encore le matin.
Un peu froid. Après quelques gouttes de pluie, un soleil timide.
Entrée dans l’hospice en question. Lourde porte. Lourde clenche et épaisse serrure.
Traverser. Le cloître.
Et, je rentre dans une salle où l’exposition Plasticity est présentée. Je ne comprends pas. Je regarde. Puis, non, je ne cherche pas à comprendre. Je sors mon carnet pour prendre quelques notes, comme une protection. Je parle rapidement de Cranach, qui est présent ici dans un petit cadre au dessus d’un banc en bois. Je dis en avoir vu un superbe récemment à Beaubourg dans l’exposition consacrée à Marcel Duchamp. Dimitri, le commissaire de cette exposition, très alerte, m’en parle très brièvement avant de disparaître, mais il a quand même le temps d’évoquer un reflet dans le petit cadre de fortune du dit Cranach : un reflet rougeoyant, quelques lignes lumineuses. Je lis à l’envers : « i am duChamp », en lettres néon rouge. Je trouve la coïncidence de bonne augure pour la visite. Il m’expliquera, plus tard, qu’il a récupéré ces lettres rouges d’une enseigne lumineuse Hyper Champion. Il aime à tordre la langue, lui donner de nouveaux sens, écrire au contact des mots qui s’imposent à lui.
Je me retrouve seule dans la salle de l’Hospice d’Havré, cette Maison Folie à la large salle d’exposition. Je ne peux pas avancer. Je suis obligée de rester face à une mer d’objets. L’exposition est assez déroutante. D’autant que Dimitri, dans la voiture qui m’a amenée ici depuis la gare de Lille Europe, m’a parlé de sa conception de l’exposition comme un medium en mouvement qui ne prendrait pas fin le soir du vernissage. Il cherche à faire une « sculpture d’exposition », qui aurait sa « plasticité » propre. L’exposition serait une forme en soi. J’en suis convaincue, c’est un medium qui a sa propre manière de respirer, de vivre dans l’espace et dans le temps. Il s’agirait donc de défendre une conception ouverte, organique de l’exposition. Mais, est-ce possible et si oui, comment ? A mon sens, l’exposition s’écrit comme une page blanche se couvre de textes, dans un espace déterminé. Sur cette page d’écriture, les œuvres seraient les éléments constitutifs d’une narration, d’une fiction à fantasmer, « par fragments et zones blanches », ai-je écrit récemment, je ne sais plus où.
Cette exposition m’amène à réfléchir sur la notion même d’écriture, de traversée dans et par l’écriture, et je sais que ces questions-là touchent particulièrement Dimitri, lui-même écrivain, dans l’espace et dans le livre. L’écriture est parcours et geste de parcourir. Mais, que serait un parcours qui n’aurait pas d’autre but que d’être parcours ? Ligne droite ou brisée, en courbes ou en lacets, hachée menue ou délimitée. Et au bout de la ligne ? Rien ne sert de dire qu’il n’y a rien. Cela n’en vaut même pas la peine puisque, d’avance, nous connaissons la réponse. Mais le parcours pour lui-même, c’est sans doute cela l’écriture ; et pour être plus précise, c’est bien plus de « l’écrire » qu’il s’agit.
L’écrire ? Ce qui s’écrit ? Ça s’écrit.
Au rythme des pas ou de la respiration. En proie à une bouffée d’air qui déchire les poumons comme une bouffée de cigarette les brûlerait. Il faut bien qu’à un moment ça brûle et ça fasse mal, dans les poumons, dans les jambes, les mollets et les pieds à force d’avoir marché. Il le faut, sinon rien ne se passe. Rien n’est traversé. Et si l’on ne parcourt pas, si l’on ne traverse pas, on ne réalise pas le but du parcours. Ce but n’est certes pas d’arriver à quelque chose, mais bien de parvenir à saisir, dans l’instant, le sens de ce rien qui est le tout de l’écrire. Dimitri me parle alors d’un objet que je trouve fantastique : une petite céramique (on dit « biscuit » pour ce type d’objet) représentant deux petits enfants s’embrassant sur la bouche à travers un grand journal déplié. Je décris cela de mémoire, mais c’est ça, on y est : l’écriture est adresse, est passage d’un être à l’autre. L’écriture s’élabore comme un baiser donné à travers quelque chose, qui peut être l’écrit lui-même. Dimitri me parle alors de la nécessité de créer des écrans pour écrire. Je suis d’accord, je dirais même des subterfuges, des blocs de distance qu’il faut parvenir à transpercer.
Donc, revenons en au commencement : Marcel Duchamp aimait Cranach. Que pouvait-il bien trouver à cette peinture maniériste, décadentiste avant l’heure ? Je pense qu’il aimait tout dans cette peinture : la légère déformation et l’ambiguïté. Je pense surtout à La Mort de Lucrèce, à la pointe acérée pas encore plantée dans la poitrine de nacre. Suicide nacré dans la pâleur. Et je pense à Georges Bataille, à ces lignes lues à la fin des Larmes d’Eros, dans lesquelles Bataille rapproche Cranach des Maniéristes italiens et des Préraphaélites. J’aime leurs regards pervertissant la langueur du monde. Mais pourquoi Cranach ici ? Dimitri me dit que c’est une pauvre photocopie prise sur internet, pas même une carte postale. En effet, en tapant « Adam et Eve + Cranach » sur mon moteur de recherche d’images, rapidement, je retrouve la source : le tableau en question est une huile sur bois de 1538, conservée à la National Gallery de Prague.
Bon, mais ici, ces deux êtres maudits ne servent-ils qu’à refléter une installation désordonnée ?
Je me retourne et approche.
Suis-je en train d’abandonner l’idée de White Cube ? Passons.
Concentrons nous sur ce que je vois. Ou ne vois pas.
D’abord du bois. Beaucoup. Des branchages fougueux, du bois gonflé d’eau, des branches osseuses. Je pense spontanément au travail d’une artiste dont je viens de faire la connaissance et qui n’est pas dans cette exposition. Elle aussi utilise du bois calciné, du fer, de la ferraille, des trouvailles. Elle aussi, elle en fait des fétiches.
Je lève le regard. Je commence à repérer des choses, des formes, et un artiste que je connais bien : huit petits formats de Jérémy Liron. Des immeubles. Du ciel bleu. A son propos, j’ai écrit en 2012 la chose suivante, je n’ai rien à retirer : « Le regard que Jérémy Liron porte sur le monde n’est pas anodin, anecdotique ou innocent ; bien au contraire, c’est un regard qui construit, fabrique et pointe du doigt un manque — celui d’une vision fragmentée, qui fait le socle de sa peinture. Ce ne sont donc pas seulement des façades d’immeubles que nous voyons, mais des présences dressées frontalement, comme des murs, aux volumes se détachant sur un ciel idéalement limpide, désespérément bleu, bien trop beau pour être vrai ». Et je crois que cette exposition, Plasticity, a beaucoup à voir avec le fragment et le manque justement.
Je navigue vers des cubes pleins en bois. Non loin, des lettres. Je pense à Agnès Thurnauer et à ses lettres qu’elle compose en sculptures elle aussi, dans ce qu’elle appelle ses « matrices ». Pourquoi penser toujours à ceux qui ne sont pas là ? Toujours, quelque chose manque. Toujours, venir avec un bagage, un héritage ou une somme de pensées entassées. Là, dans un recoin de la tête qui pense.
Agnès Thurnauer,
Matrice
sculpture, dimension variable, 2013
Ce texte est si décousu que j’en ai presque honte. Il passe du coq à l’âne. Comme cette exposition, il s’écrit depuis un centre invisible, qui n’aurait pas de circonférence. D’ailleurs, dans cette exposition-installation, il n’y a aucun cartel, aucune information pour dire au spectateur de qui sont les œuvres. Ce n’est pas la singularité qui compte, mais l’ensemble installé, et le spectateur reste sur le rivage, ou bien, téméraire, il avance, comme moi lors de ma visite.
Je me retrouve seule, et j’avance ; j’enjambe, irrévérencieuse, les œuvres. Et je découvre des œuvres que je n’avais pas vu depuis le rivage, notamment un sarcophage : « CERCUEIL DE JACK YVART », le nom est suivi d’un point rouge, comme on en met dans certaines galeries lorsqu’une œuvre est vendue. La mort est-elle à vendre ? Est-elle à vendre comme une œuvre d’art ? Je me dis la chose suivante : un nom sur une tombe est-il un cartel, une manière de désigner l’auteur d’une œuvre qui, menée jusqu’à son terme, serait la vie même ?
Nous en revenons à Duchamp. A l’idée de « vie comme œuvre d’art ».
Toujours est-il qu’il n’y a pas de cartel.
Après cette incursion dans la mer, je retourne sur le rivage, je remonte le courant et m’installe sur le banc de bois, spectatrice absolue. Je continue ma discussion avec Dimitri : il me parle de « syllogomanie », la maladie de l’accumulation, de l’entassement. Très rapidement, je pense à quelqu’un comme Henry Darger, à cet artiste dit brut qui vivait au milieu de milliers de journaux, dans un encombrement souverain. Dans cette exposition, il est question de collecte, d’archive, de rassemblement ; mais aussi de langage, d’écriture, de lecture, de signes à déchiffrer. En d’autres termes, c’est le chaos qui s’organise, s’harmonise et construit une pluralité de découvertes. Ça s’entasse et on n’y voit pas clair. Les signes se perdent dans l’environnement saturé. Toutes les combinaisons et interprétations sont néanmoins possibles.
Seul Dimitri, maître du jeu syllogomaniaque, sait s’y retrouver.