Iris – cinq ans à l’époque – rentrait de l’école, avec un dessin fait en classe.
Elle me le montre.
Je lui dis « Tiens on dirait du Herbin! »
Elle me toise, du haut de ces cinq ans, et, les yeux plissés, me dit, sourcils froncés:
« Comment tu connais Herbin toi? »
N’étant visiblement pas dans l’atelier découverte de l’après-midi avec Madame Juliette.
Dans les jours qui suivent, j’emprunte une monographie d’Auguste Herbin au Centre d’Art de Lille. Histoire de la laisser traîner sur la table du salon, creuser, cette histoire d’alphabet plastique qui m’a toujours intrigué en tant que dilettante lettriste, et surtout, pour Iris, feuilleter, regarder.
Le dernier soir du prêt, devant rendre le livre le lendemain, je le consulte une dernière fois, plus profondément. Le ralentissement implique une profondeur, je m’arrête sur la page photographiée d’un carnet comptable enregistrant dans une ancienne écriture à la plume toutes les toiles entrées dans la galerie l’Effort Moderne de Léonce Rosenberg.
J’y retrouve le sujet « Auguste Herbin ».
Et, juste un peu plus loin, en face: « Mouthier Haute Pierre ».
Bang, bang. Choc de particules. Les deux résonnent. Fortement. Herbin à Mouthier, jamais entendu parler. Pourtant je connais personnellement Mouthier Haute Pierre, petit village dans la vallée de La Loue, avec le Manoir, centre d’art, en plein pays de Courbet.
Le Manoir fait partie intime de mon histoire, découvert au hasard d’une errance entre Loue et Lison, une ou deux années auparavant. Quand un lieu me plaît, un lien se fait, une conversation débute. Avec Mouthier et le Manoir, ce fut direct.
Liens forts. Le paysage m’aspire ou me projette, va savoir. À peine arrivé, à mon premier passage, dans le parc du Manoir, le désir d’intervenir dans le paysage se pose là. Semblant naturel d’un désir. De partage. De porosité douce à l’environnement rompant barrières. Présence pleine, activée. Une chose me traverse, du paysage, et simultanément, là est le naturel, physique, une action me pousse à agir. Sur le paysage. Dans. Ensemble. Le feu d’un instant. Contact.
Deux installations envisagées, in situ, jouant avec le bicentenaire proche de la naissance de Courbet mais qui se perdirent dans les tuyaux, manquant sans doute de concessions face à une volonté caressée ici à contre-poil: sur un coteau idéalement placé, on aurait pu lire en lettres rouges: « Gustave, Sors de ce paysage ».
Histoire de le déloger pour le faire entrer autrement.
Par la porte étroite.
Et poser l’interrogation toute contemporaine (nous sommes des contemporains de Montaigne) de l’artialisation du paysage. De la construction culturelle d’un paysage. Réinjecter ici, dans le terroir, la figure tutélaire du peintre local, fils prodigue de la région. Dénigré de son vivant. LE Peintre.
Du coin.
Donner une plus-value culturelle, de ce que désormais, scellant l’union, l’on nomme par ici: Le Pays d’Artiste.
Singulier singulier.
Mais revenons à Herbin, même si l’entrelacement avec Courbet ne fait que commencer et va devenir colonne vertébrale de tout ce projet.
J’appelle Le Manoir et questionne: « Euh Mouthier sait-il qu’Auguste Herbin est passé à Mouthier Haute Pierre en 1922? »
Non.
Autre affaire de résonance, combien connaissent Herbin dans la vallée? Nous sommes au début des recherches, Philippe du Manoir, par le biais des réseaux sociaux, interroge le terroir: non personne n’est au courant. C’est une période floue, voire trouble, de la vie d’Auguste Herbin. Figure majeure de l’Abstraction Géométrique il revient à la figuration en 1922 après une rebuffade phénoménale, un camouflet monstre des critiques parisiens et le désaveu de ses percées avancées personnelles par son galeriste. Auguste vient d’exposer à l’Effort Moderne des volumes peints révolutionnaires, bois, ciment: on lui fait comprendre que la peinture, la vraie, Mossieur, c’est sur une toile. Cadrage. Recadrage.
Léonce Rosenberg demande à Auguste de lui racheter les oeuvres invendables qu’il lui a vendues. Pas si invendables que ça… puisqu’Auguste avait réussi à les vendre à Léon. Mais non.
Alors Auguste, fraîchement marié, part en vacance à Mouthier.
Il va peindre, figuratif, pour se racheter.
Très peu d’images des toiles peintes durant cette période très précise sont visibles sur internet. Très peu dans les collections publiques, voir aucune, qui préfèrent les abstractions géométriques qui sont et font la signature d’Herbin.
Une abstraction s’estime dans les 200 000 euros. Une figuration, portrait, nature morte ou paysage, dans les 30 000.
Une toile vendue aux enchères à Marseille apparait sur la toile, immatérielle du web:
« PAYSAGE: LA LOUE À MOUTHIER-HAUTE-PIERRE, 1923.
Description du lot 28:
Auguste HERBIN (1882-1960). Paysage à Moutier Haute Pierre. 1923.
Huile sur toile. Signée en bas vers le centre. 61 x 81 cm.
Provenance : Galerie l’Effort Moderne [Léonce Rosenberg], Paris.
Certificat de Geneviève Claisse en date du 16 avril 2007. »
Mes recherches, dans les archives du Musée Matisse au Cateau-Cambresis, dans l’important fonds Herbin constitutif du musée, me permettent de dénicher 21 reproductions en noir et blanc de toiles peintes dans la Vallée et photographiées à leur arrivée dans la galerie de Léonce Rosenberg.
C’est le début de recherches plus poussées, d’aller-retours entre la Flandre et le Haut Doubs pour éclaircir les brouillards de cette période très précise, sous-estimée. Doucement nait un projet plus vaste, alliant art et histoire de l’art, en une collaboration initiée étroitement avec le Manoir.
Pas à pas, au rythme des découvertes et trouvailles.
J’arrive grâce à quelques indices à retrouver la maison où Auguste Herbin résidait, informations laissées dans une des toiles. Puis une seconde.
Lui peignait, ne pensant sans doute pas que, cent années après, ses toiles deviendraient autre chose qu’une simple image peinte, image distante, mais livreront les petits secrets entreposés à un lecteur attentif, enquêteur.
Peu à peu, l’histoire se précise. Des épars, une séquence nait. Parvenant même désormais à corriger les informations trouvées sur la toile-web, inexactes: comme celles liées à ce Lot 28 ne représentant en aucun cas l’usine électrique de Mouthier Haute Pierre. Les titres des toiles sont souvent erronés, souvent nommées par Leonce Rosenberg, son galeriste.
Herbin, je crois, s’en soucie peu.
L’usine de Mouthier, peinte par Herbin, je l’ai retrouvée. La peinture d’Herbin durant son séjour à Mouthier est très précise, fidèle à la réalité, qu’il réapprend à interpréter. Pour doucement, de nouveau, s’en abstraire.
Dans la vallée de La Loue, ce timide retour est notable, plusieurs styles se côtoient. Herbin se cherche ou plutôt se recherche. S’amuse à travers les paysages à tester, retrouver, jouer des tonalités, formes, lumières. Peignant sur le vif ou sur modèle trouvé. Toutes mes recherches seront dévoilées très rapidement en une série d’interventions, d’installations, d’éditions qui devraient voir le jour dans un futur proche. Pourquoi pas une exposition complète sur la période réunissant les toiles peintes ici-même à Mouthier?
Occasion de fêter le centenaire du passage oublié d’Auguste Herbin à Mouthier Haute Pierre. L’année prochaine. Une plaque sera posée, sur la maison où Auguste Herbin résidait lors de ses passages dans la Vallée de la Loue.
1922. 23 aussi.
Après plusieurs semaines de résidence au Manoir, passées à arpenter les environs de Mouthier, j’en arrive à une localisation sur site, complète, des 21 toiles photographiées en noir et blanc, augmentées par trois nouvelles toiles non répertoriées à l’époque par la Galerie L’Effort Moderne et deux aquarelles préparatoires.
Vingt six images.
Liées à Mouthier.
Et aux environs proches et moins proches. Lods et quelques excursions graphiques dans les pittoresques sites du coin.
Ce travail d’enquête, ma véritable matière artistique assemblée et composée, est la base d’un travail mêlant art, histoire, écriture, poétique, critique, recherches plastiques et la création de liens, posés, reposés, avec l’histoire, le présent et les habitants.
Prenant forme.
Et tout cela n’existant, uniquement, que par le biais d’un dessin d’enfant.