Pratique d’atelier

C’était à Mortagne du Nord, dans un dispositif Artiste Rencontre Territoire, sept ans après le passage deux-mille, on bricolait avec l’école d’Art qui portait le projet, à jouer les casques bleus entre la Communauté de Communes et le Parc Naturel Scarpe Escaut. En tout cas, une quinzaine d’années après, ce texte est toujours aussi juste et correspond vraiment au type de rencontres espérées. Questionner la vie, l’image et les actes.

« Ai passé la journée dans l’école des 2 vallées, à aller de classe en classe, les plus petits du cours préparatoire se souvenaient du « e » dans l’eau, ils devaient avoir quatre ans à l’époque. Si ce grand moment de land-art contemporain s’ancre encore quelques années dans leur mémoire, peut-être qu’un de ceux-là dira un jour sur france culture : « Je me souviens de mon premier contact avec l’art contemporain, j’avais quatre ans, un type dont j’ai oublié le nom été venu faire une installation à la confluence de la scarpe et de l’escaut, là il avait posé un « e », un « e » flottant sur l’eau, droit comme un « i », majestueux, un « e » dans l’eau ». Pendant des semaines après j’avais dessiné je ne sais combien de fois ce « e » dans l’eau… »
Là le type de france culture ferait une référence comme on donne un coup de coude léger au voisin, un clin d’oeil complice, et l’émission se poursuivrait. Moi à l’autre bout je pleurerais.
On a parlé carnets, j’ai montré les miens, mes dessins au bic. Un atelier fut improvisé : deux feuilles, pliées, une fois, deux fois, trois fois, une perforeuse, des bouts de ficelles, un massicot. Chacun est reparti avec son propre carnet, très vite personalisé en pleins et déliés: « carné de secré ».
Avec les plus grands, on a parlé télé, la moyenne tourne à 4 postes de télés par famille, plus de la moitié de la classe a sa propre lucarne dans sa piaule. On a parlé de sédition, du 17 avril 17, de la guerre et des premières rebellions, des tranchées qu’ils avaient visitées à Vimy sans s’en rendre compte. Trop vert. Eux attendaient la boue, gadoue et armes.
On a parlé solitude. A la question « Qui aime bien la solitude? » pleins de mains se sont levées. J’aurais pas dû creuser. Une seule aimait rentrer le soir dans sa chambre et lire au calme dans son lit. Pour le reste, la solitude rimait avec ne pas se faire emmerder par le petit frère quand je joue à la playstation. En même temps moi je jouais à Buck Rodgers, Loadrunner ou Ultima 3 sur un vieux mac.
C’est pas moi qui jetera la pierre. Juste la part des choses. J’ai essayé de leur expliquer Guy Debord, le spectacle et les corps séparés. Quand chacun dans leur chambre il regarde le même film. Ensemble mais séparés. Avec à coté l’image du feu de camp, de gens autour racontant leurs histoires. Et puis celle d’un type qui, à 50 ans, regarde sa vie passée et n’a d’autres souvenirs que ceux que la télé lui a donné…
On parle franchement. Je suis pas là pour leur faire la morale, juste être moi. Me dire.
Et en disant le mien, dire simplement la multiplicité des chemins.J’ai retrouvé les photos du « e » dans l’eau. Je leur montrerai au prochain passage. Et eux me raméneront leurs carnets, emplis
de traces et bouts de vies. »

 

 

 

 

* Texte extrait d’un blog de résidence encore lisible/visible ici.