Sonore

LE PAYSAGE SONORE
Dans le cadre de l’exposition PAYSAGE SONORE au Chateau d’Esquelbecq, du 3 juin au 17 septembre 2023
Vernissage le samedi 3 juin de 10h à 18h. Commissaires : Aude de Bourbon Parme et Johan Tamer
Artistes : Pierre Ardouvin, Dominique Blais & Kerwin Rolland, Félix Blume, Virginie
Cavalier, Anne Laure Cros, Christian Delécluse & Perrine Villemur, Léa Dumayet, Erick
Flogny, Mirna Maalouf, Bertrand Planes & Olivier Lasson, Scenocosme : Grégory Lasserre
& Anaïs met den Ancxt, Dimitri Vazemsky.

 

J’écris ce texte en écoutant Horace Silver, The Tokyo Blues.

Suivi des mélopées liquides d’une Éthiopie fantasmée s’écoulant des doigts chopinesques de la récemment décédée Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou, doigts filant sur le clavier en une litanie douce et tendre, rivière sonore s’infiltrant dans les anfractuosités géologiques du temps.
J’aurais pu évoquer La Moldau du tchèque Smetana, le paysage imagé en son, où comment symphoniquement le ruisseau s’enfle et devient ce large fleuve traversant Prague… la musique décrite, expliquée, didactique, par la voix de Monsieur Letellier dans le préfabriqué pourri de la classe de musique d’un collège éphémère d’après guerre qui traina son amiante que trop dans le temps, jusque dans les années quatre-vingt au coeur du bassin minier.
À l’époque, on écoutait… Indochine.

Bon faut pas être synesthète pour se laisser embarquer par un mot, juste un mot, ou deux ou trois agencés par des poètes imagistes, à l’image de la brouette rouge de William Carlos Williams, ou alors transformer un son en paysage, une mélodie du hasard de bruits combinés ou le vent soufflant dans une harpe éolienne, écossaise musique de la lande.

On le voit bien, il est complexe de limiter et de laisser la notion de paysage aux arts visuels souvent un peu trop colons.

Le paysage fait partie de ma pratique, depuis longtemps, et il est pour moi indissociable de l’élément sonore.
Le réduire à juste son image serait meurtrier.
Ce n’est plus un paysage. Mais une image.

Le paysage pour moi est indissociable des autres sens.
Il se joue même de cette complexité.

Disons que – si je peux- dans la performance lettrée, l’espèce de déambulation lecture proposée, je vais chercher à partager des moments ( par un léger déplacement intérieur ) qui se voudraient les plus complets, holistiques, ouverts sur des possibles, non cadrés: ouvrir justement le paysage en dehors de l’oeuvre.
Casser le cadre. Sans doute. Aussi.

Sortir des lieux traditionnels d’exposition. Jouer des lieux.
Et faire que l’environnement devienne, participe à l’oeuvre.
Tout sauf du frontal.

Le paysage est l’essence recueillie de tous ces mélanges.
De sens. En un espace. À un moment donné.

Le paysage part d’un cadre.
Mais devrait-il en être limité?

 

Le paysage est un extrait de pays.

 

Et on extrait comme on peut.
Pelle, pioche… Photo, vision, ciseaux, extractions, lacérations, emprunt, déplacements, collectes…

 

Je suis ce qu’on appelle un artiste contextuel, c’est à dire que, dans le mailleur des cas, je ne crée que sur place.
Dans le lieu, in situ.
Une « bonne » installation part du lieu même pour venir s’y lover, interagir, résonner, ou tout au moins le tenter.  Le son intervient souvent dès la phase de conception. Comme élément déclencheur.
Très souvent, la dite oeuvre n’est qu’un point d’intérêt, visuel, posé dans une petite partie du paysage, comme pour mieux accueillir le reste. Tout le paysage.
Les jardiniers japonais parleraient de shakkei ( le paysage emprunté ), à moins que ce ne soit ikedori ( la capture vivante de l’autour, par le dispositif oeuvre, posée dans un milieu multiple, complexe. À des années lumières du White Cube, épuré, qui lui ne cherche justement à ne montrer que l’oeuvre, exposée…).

L’idée est de rompre les frontières.
Ouvrir. La perception. Les perceptions.
L’art est là pour éclater, ouvrir.
Sinon c’est de la communication.

Donner à entendre, sentir, se mettre dans un état de réception ritualisé, ou pas, comme entrer dans une exposition ou dans un théâtre, la scène comme lieu même du sens.
Concentré. Le reste du corps, confortablement assis dans le fauteuil en velours rouge, peut s’oublier et accueillir la proposition avec juste les sens convoqués. Vue, ouie.

Je pourrais vous parler de la phrase tentée de 400m de long sur la plage de Zuydcoote, lisible en marchant, le corps complet impliqué dans l’acte de lecture ( habituellement si statique ). Lecture ici indissociable de cet entêtant vent d’ouest dominant soufflant, des vagues s’écrasant et de la tempête, de la mer démontée qui en profita pour faire de même avec nous, et nous démonter.

Vous parler de Poésie/poesìa, dans les hauteurs des Pyrénées, vers les aiguilles d’Ansabère, de la cordée portant les lettres rouges du mot POÉSIE au sommet, les raquettes s’enfonçant dans la neige gelée en surface.
La tempête encore, et le feu qui crépite, dans le refuge.

Tout ça, durant la perfomance collective, partagée, dresse un paysage complexe et multiple, difficile à rendre.
Et souvent, comme là, de ces quatre jours d »expéditions, il ne reste au final qu’une seule photo.

( l’intégralité de l’appareil photo est en ligne ici… les artefacts autour de cette trace, comme le « bruit » photographique autour de cette prise de vue, de ce moment… )

À remonter plus loin, avant toutes lettres rouges, je pratiquais – genre – l’aquarelle de paysage. Ici frontière iranienne, kurdistan turc. Ishac Pasha.
Mais, tous les sens alimentent le dessin.
Ce petit texte, par exemple, légendant le dessin, est un texte sonore.

« Lundi, peut-être 9 octobre. Le Muezzin s’est mis à chanter, dans la mosquée au centre, là bas dans la vallée. J’arrête le dessin suffisamment achevé à mon gout, sa voix résonne. Au lointain, on perçoit celui d’en-bas, de Dogu Beyazit, à sept kilomètres de là. Les sourates d’appel à la prière sont ponctuées de coups de fusils, résonnant eux aussi dans les montagnes, souvent conversant entre eux, souvent entrecoupés par des croassements de corneilles mantelées ou le bruit de leurs ailes battant l’air au dessus de moi… »

Après, s’il faut tout vous avouer, j’ai cette technique adorée de m’installer pour dessiner, dessiner comme un prétexte bouffon pour en fait occuper le cerveau préfrontal et, laisser libre champ, à l’arrière, pour accueillir, libre chant, l’atmosphère sonore.
Son paysage. Paysage son.
Les yeux rivés sur le dessin, à dessein.
Entendre.
Plus qu’écouter.

 

Celui-ci, par exemple, je m’en souviens très bien. Occuper à dessiner un crayon, pour laisser entrer le paysage sonore…

 

…c’était tout au nord de l’Ile, à Saint Louis…  je me suis laissé envahir par le sac et le ressac tout léger du clapotis du fleuve Sénégal sur cette petite plage de sable. Une bouteille échouée, ballotée sur l’estran court venait taper sur un caillou, on entendait les troupeaux de chèvres descendant de Mauritanie avec leur berger, venir se faire égorger à Saint Louis pour la fete de la Tabaski proche. Des fois le cri d’un oiseau, de la rive opposée, dans les racines immergées du marigot.

 

 

Après j’ai joué avec cette idée de paysage sonore autour d’Emile Verhaeren au Caillou-Qui-Bique, pour MONS 2015, Capitale Européenne de la Culture. J’avais créé pour l’occasion une application géolocalisée qui permettait d’injecter du son dans le paysage, tout au long d’une promenade, dans un paysage ponctué de stèles avec des extraits de poèmes.
L’application diffusant des sons mixant documents d’archives, ( deux enregistrements de poèmes d’Emile Verhaeren lus par Emile Verhaeren de son vivant, gravés dans la cire…), des sons d’ailleurs, de corbeaux, perturbants, ne sachant pas vraiment si les sons, le portable en poche, venaient de l’application ou de la forêt…  L’écdran du portable vous le confirmait: les sons de corbeaux venaient d’un enregistrement de Stéphane Garin à Auschwitz… comme une irruption de l’histoire dans ce milieu naturel: la poésie de Verhaeren témoigne énormément de cette période charnière, de ces Campagnes Hallucinées par l’avancée du monde, global, et de ses Villes Tentaculaires). D’autres sons plus électroniques, de Sylvain Chauveau, venaient « parasiter », discrétement minimalistes, les bruits de la forêt.