ROUGE

 

La couleur, le langage, le contexte.
L’oeuvre fut créée en 2006 pour la nuit des musées au Centre Historique Minier de Lewarde à l’occasion de la commémoration du centenaire de la catastrophe minière de Courrières.
Cinq lettres indépendantes, en volume, en acier, cherchent à interroger les rapports entretenus entre langage, espace et temps. Le mot, le lieu, l’histoire et le présent. La cristallisation * des sens convoqués par le mot à un endroit, à un moment posé. Expérience de sémiologie appliquée, entre verbal et non-verbal.
La mémoire du passé invoquée ici est invitée à se manifester, réactivée, pour, un temps, se perpétuer dans le futur.
L’oeuvre déplacée a invoqué depuis d’autres commémorations, toujours en lien avec une intimité biographique de l’artiste, cette commémoration n’étant jamais la raison unique et première de l’oeuvre.

« Rouge » ( état #1). Centre Historique Minier de Lewarde, 2006.
Rouge: la couleur commémorant la Catastrophe de Courrières, rouge feu, rouge sang, rouge colère… Rouge lutte, politique, comme le tribunal populaire des Houillères organisé par la Gauche Prolétarienne avec le Secours Rouge en 1970 après la catastrophe de Fouquières-les-Lens. Tribunal auquel participait le grand-père de l’artiste, l’année de sa naissance, quelques jours avant. Le tribunal filmé par la Gauche Prolétarienne, suite à cette autre catastrophe, est pour l’artiste « la seule image qui bouge qui me reste de mon grand-père, j’ai quelques photos mais c’est la seule vidéo qu’il me reste de lui. Il y témoigne de sa silicose, aux taux variables selon un médecin conventionné par les Houillères ou non… pour moi cela est inscrit dans ce ROUGE ».

« Rouge Garance », commande pour l’exposition « Amnésia », Hospice Comtesse de Lille et NS-Dokumentationszentrum der Stadt Köln, Cologne ( Allemagne), juin 2010.
« Rouge Garance » entremêle grande et petite histoire, celle de l’artiste, enfant, grandissant dans les fameuses « zones rouges » d’après guerre et l’actualité, contemporaine, de cette guerre vieille d’un demi-siècle, à travers la découverte récente d’une fosse commune de soldats australiens sur le bois du faisan à Fromelles. Le passé ressurgit. Comme une couleur oubliée.
Le déplacement de l’oeuvre devient vite une narration en elle-même, documentée.
Les lettres d’acier étant creuses, l’oeuvre se « charge » matériellement, littéralement, des lieux traversés, de leurs histoires, un instant portées, convoquées par les cinq lettres du mot. Animisme poétique.

La question de la charge, de l’animisme poétique des objets, est très présente dans l’oeuvre de vazemsky. Le ROUGE a entamé un périple qui va devenir le sens propre à l’oeuvre, voire le sens propre de l’oeuvre, son parcours, son histoire. Une histoire constituée de celles, croisées, documentées, qu’il va porter.
Catalyseur.

La notion d’in-situ, d’art contextuel, est même poussée un peu plus loin, dans l’espace même du livre: l’oeuvre exposée dans plusieurs ouvrages qui la charge d’une valeur.
Comme ici, lorsque l’oeuvre est exposée  aux côtés de Matisse, Malévitch…( Editions Bayard ).

La couleur est au centre du questionnement, la couleur et sa forme préhensile via le langage.
Le mot est monochrome. « ROUGE », en rouge. Une seule couleur appliquée.

Mais la multiplicité des tons rouges perçus par les variations de lumière sur l’oeuvre rendent cependant impossible la détermination précise du rouge en question. Effet Stroop augmenté en interne: dissonance cognitive dans la congruence monochrome. Cette oeuvre permet à Vazemsky d’entamer une réflexion scientifique et de développer l’Effet Stroop-Vazemsky.

L’oeuvre pose la question du langage comme fixateur de la couleur, mouvante, indéfinissable.

Sauf à parler RAL ou Panthone.
Le mot acte la couleur comme un générique: « ROUGE ».
Ainsi abstraite de sa réalité complexe, on pointe une frontière, un seuil langagier. Vague malaise,
langage ment, déficitaire, dans l’émotion plus riche.L’oeuvre s’intègre dans la grande tradition du monochrome. Pour Klein, Yves, le monochrome est la définition sensible d’une couleur. À plat. Directement. Un pigment pur, non lié. Non reproductible. Traduction impossible.
Lavier, Bertrand, perpétue et adjoint à cette mise à plat simple, le comparatif d’une identique nomination selon la marque, baptisés identiques mais pourtant différents.
Là où Klein est immersion du regard, Lavier interroge l’esprit percevant, nommant la couleur, nom & marque. Le premier travaille la couleur, le second le langage de la couleur.

What’s in a name that which we call a rose…
ROUGE aborde, grâce au volume du mot, la question de la couleur sous l’angle changeant de la lumière. La présence du monde agissant dans la perception d’un unique devenant multiple.
Offrant sa monochromie à la lumière, sous différents angles ( lumière qui plus est, elle aussi, changeante, selon le jour, intégrant aussi la notion de temps – le white cube est très minoritaire dans la pratique vazemskienne, les expositions qu’il commissionne sont souvent laissées en lumière naturelle, du jour )  l’oeuvre peinte peinant à se poser en référence colorimétrique stable ( on retrouve ce même problème de référence impossible qu’il pose à travers son invention au début du siècle de la photographie instable).
La stabilité de cette référence mouvante ne peut être exécutée que par fixation: langage, photo, mot, fixant, en un temps précis, posant un étalon de stabilité: vitesse pure déjouée pour une stabilité monochrome, pour reprendre une formulation déjà figée ( Klein/Tinguely).
L’oeuvre est un envisagée comme un élément toujours variable, dépendant du contexte, du lieu, de la lumière du jour tapant sur les lettres, fournissant au minimum trois rouges différents selon l’inclinaison de celle-ci. Les parts d’ombres et de lumières créées tirent la tonalité de la couleur unique vers les tons sombres d’un côté, là où une lumière directe écrase le rouge vers l’orange.
Cette complexité, incirconscrible, peut être réduite, cernée à l’aide d’un mot, pouvoir arrêter la nuance constante. Fondation. Et, ainsi matérialisée, mot-dalisée, pouvoir également l’offrir: « ROUGE ».
Offrir signifiant partager. Réf. Valeur partagée.
Partager aussi hors instant vécu, hors présent, hors contact direct, partager un signe mis pour.
En ce sens, l’humanité descend plus que l’on ne croit du signe.
« L’oeuvre ( celle que je porte ) est un élément variable, dépendant du contexte. Acte de langage.
L’important n’étant sans doute pas la précision du terme juste mais la communion collective dans le signe. »
Vazemsky se place lui-même très rapidement sous protectorat mallarméen, avec pour leitmotiv, et questions afférentes, cette devise du poète: « Un sens précis rature ta vague littérature », Stephane Mallarmé. Le mot réduit l’expérience pour l’envoyer dans les tuyaux de la communicabilité, dans l’instant d’élocution, linéaire, dont le format, souvent limité, est sous contrainte d’une durée, d’une conception du temps fini, pour la communication avec d’autres, la durée de leur attention, de leur disponibilité, mais également avec soi: l’expérience, sentie, ressentie, subit une tentative de compréhension, de formalisation langagière qui permet ainsi de la stopper, de se l’approprier, et ainsi de la partager ( partager la référence commune, sa réception, et non la sensation: à moins que le partage ne permette d’ouvrir ce que le langage ferma, et de redonner par les mots, l’échange empathique, son mouvement premier de propagation).
Les mots (certains) stoppent ce mouvement constant ( poétique wabi-sabi d’impermanence soudainement mise à mal par une sortie de la neutralité contemplative via un mot éclos dans le cerveau, mot figeant, sémantiquement ou performativement, par le simple passage d’un flux de pensée à un acte de langage engageant une linéarité et la narration allant de paire. Notre paire: linéarité et identité narrative).
Cette sortie du flot contemplatif, de la sensation informée mais non formalisée ( le mot « information » est à ce point-là intéressant de par son préfixe presque à contre sens: « non-formation »), cette sortie du flux permet de se concentrer, agir, réduire le tout à un ou deux éléments, base qui permet la mise en place d’actions collectives, (« passe moi le rouge » dit-il en pointant un crayon parmi d’autres radicalement différents, bleus, verts, noirs, jaunes, marrons… ). Cette base permet d’extimer, de poser hors, d’exposer, d’agir ensemble, bâtir, une plateforme, une tension commune, une phase, pour se retrouver, en accord, un accord, une identité, une action tendue collectivement. On a rien trouvé mieux depuis des siècles, il est peut-être temps de changer. Babel. Rouge lutte.La fermeture ( limitation du 360° à un faisceau) permet de faire travailler une force sur un point précis. Travailler. Sous la contrainte. Cette fermeture par le langage permet de changer de mode, de passer de l’expérience ressentie, complexe, de la sensation, à une expérience « assimilée », « comprise » ( dans le sens de cum-prendere, prendre-en-soi: d’où la nécessité d’un temps matérialiste: on ne peut prendre que ce qui se prend… saisi?).
Le langage permet la fixation ( stèle, commémoration, récits, bio…) et devient matière et socle ( mot important que je paye double, emprunté à la sculpture…): le socle, devenu possible, d’un commun. D’une société.
Ou tout au moins l’ébauche d’une sociabilisation.
L’interrogation des rapports créés par l’expérience de la couleur et sa verbalisation ( la couleur n’étant définissable qu’uniquement par la comparaison, elle échappe ainsi à une définition autonome… rouge?… « comme le sang, comme le feu, comme le coquelicot »… sa perception est également propre à chaque individu, très vite imprégnée de sa culture, une réalité multiple, hydre, se trouve ainsi cantonnée derrière un vocable commun: le mot « rouge ».
Il n’en faut pas plus. Un mot suffit. Celui-là est très bien. ROUGE. On creusera si besoin, si la veine est riche (« passe moi le vermillon » dit-il en pointant un crayon rouge au milieu d’autres crayons, rouges, mais radicalement différents, cramoisis, garance, amarante, coquelicot, cardinal… ). Il n’en faut pas plus pour se pencher sur la question de l’en-deçà du langage, de ce qui existe juste avant la mise en forme en mots ( pour la couleur ou le reste ).
Voir également, ce qui n’est pas dit, ressenti, non dit. Ce qui est abandonné de la sensation.
Car non représentable, non dicible, en l’absence d’outils adaptés ( voir la richesse rêvée, fantasmée, du vocabulaire inuit pour la neige et le blanc… ).
De l’en-deçà ( lié bien évidemment à l’Avantisme ) mais aussi de l’après: de ce que le mot amène, presque indépendamment de ce qu’il représente, porte en lui-même, de par sa sonorité, ses lettres, selon les langues, les cultures, les régions, les temps, créant ainsi ( en plus de l’expérience colorée étiquetée) un second système, hautement riche, de référents multiples et d’associations complexes.
Ci-dessous l’historique des occurrences du « ROUGE », ses expositions au monde, ses différents « états » ( pour reprendre un terme de gravure, et souligner la pratique d' »impression sur paysage » ).
Phases de recherches préliminaires, amenant à l’élaboration d’un projet à l’échelle du territoire national • ROUGE CANAL • lié à la couleur, au paysage, à l’histoire, l’identité, nationale, aux fleuves, sang, au simple déplacement d’un point de couleur comme oeuvre même. Un point rouge, dans le paysage.
Sans que celui-ci ne laisse de trace.
Invisible trace.
« Rouge (état#1) » / Nuit des Musées, Centre Historique Minier de Lewarde. Commémoration de la Catastrophe de Courrières. Mars 2006.
« Rouge Opéra » / projet proposé à l’Opéra de Lille, non réalisé.
« Rouge Ogre » ( La lettre volée ) / Centre d’Art et de l’Image de Lille + Hospice d’Havré de Tourcoing.
« Rouge Garance » / exposition collective « Amnésia »,  juin 2010.
« Rouge est la plaie » / Jardins de musée. Lewarde. Commémoration Centenaire WW1, été 2014.
« Rouge est de Lille » /  Palais Rameau, juin 2018.
« Rouge Hirondelle » +  » Rouge Parc », Hirondelle, Art Fair + Parc Jean Baptiste Lebas, Lille 2020